Fêtes de Dax

C’est une étrange histoire. Vingt-cinq ans après, j’y pense encore.

C’était l’été. J’avais rencontré, deux semaines plus tôt, une fille qui me plaisait vraiment. Je connaissais son frère aîné, qui était en fac avec moi. Elle avait 21 ans, deux ans de moins que moi. Elle était belle, longs cheveux noirs, une peau brune qui prenait bien le soleil, mince comme une liane, petit gabarit, mais vraie personnalité. Le genre de fille qu’on ne remarque pas tout de suite. Mais une fois qu’on l’a vue, on ne voit plus qu’elle. Elle avait un côté sauvage, rebelle, qui la rendait encore plus belle. Il n’y a qu’au lit qu’elle consentait à abaisser sa garde. Et encore, pas longtemps, juste une ou deux minutes après l’orgasme. Là, elle devenait tendre, câline. Puis elle reprenait son personnage d’ado boudeuse et détachée de tout.

Dès la première nuit, j’ai su qu’elle était davantage pour moi qu’un amour d’été. Mais je n’ai pas osé le lui dire. Nous étions comme deux gamins qui savent jouer ensemble mais pas s’apprivoiser. Elle savait que je sortais, à Bordeaux, avec une autre fille. Alors, elle jouait à la fille libérée qui n’accordait aucune importance à notre relation. Du coup, bêtement, je faisais pareil.
On avait couché ensemble dès le premier soir de notre rencontre. Elle me parlait sur un ton désinvolte de ses anciens mecs, me disait qu’elle était trop jeune pour s’inscrire dans une relation dans le temps. Ça ne me plaisait pas. Mais je ne le lui montrais pas, par fierté mal placée, par manque de maturité. Moi aussi, j’en rajoutais sur mes conquêtes passées, je regardais d’autres filles quand j’étais avec elle.

Pourtant, il y avait des signes qui ne trompaient pas. Au lit, c’était merveilleux. Une union parfaite, un désir jamais épanché. On ne se donnait jamais de rendez-vous. Mais, comme par hasard, on se retrouvait chaque jour sur la plage, puisqu’elle se mettait toujours au même endroit.

Un soir, nous sommes allés aux fêtes de Dax. Une gigantesque beuverie, avec de la musique au coin de chaque rue. Le jeu consiste à traverser la nuit, en dansant, en se perdant dans la foule, en se retrouvant. Elle portait des ballerines blanches, un jean’s serré, un chemisier blanc ouvert et rien dessous, puisqu’elle avait de petits seins. Elle dansait beaucoup, avec tous les garçons qui l’invitaient. Je regardais son joli corps ondoyer, j’entendais son rire, et puis je partais danser moi aussi au coin d’une autre rue, puisque je ne voulais pas lui montrer que je l’attendais, et surtout pas que mes copains s’en aperçoivent.

Nous sommes rentrés vers 4 heures du matin. Elle avait pas mal bu. Moi aussi. La fatigue, l’alcool, et ces longues heures passées à la chercher, à l’attendre, m’avaient irrité. On longeait l’Adour pour retrouver ma voiture, garée assez loin, presque à la sortie sud de la ville. Je lui ai reproché son comportement. Elle m’a dit qu’elle était libre, qu’on n’était pas mariés, qu’elle faisait ce qu’elle voulait. Bref, on s’engueulait quand un type nous a appelés.

Il cuvait son vin dans le jardin d’une maison. Il titubait. La quarantaine, peut-être moins, un peu gros. Il n’était pas agressif, sinon j’aurais passé avec plaisir ma rage sur lui. Non, il était gai, plutôt jovial. Il m’a dit que ma copine était belle, que c’était la fête, qu’on était bête de s’engueuler, et que si j’étais un type sympa, je lui prêterais ma copine, que lui ne s’engueulerait pas avec elle, qu’il y avait mieux à faire.

Moi, toujours sous le coup de la colère, je lui ai répondu que c’était à elle qu’il devait le demander, qu’elle était libre, qu’elle faisait ce qu’elle voulait.
Elle m’a fixé avec son regard noir :

— Tu plaisantes, j’espère ?
— Pas du tout. Tu es libre, non ? Alors, prouve-le.
— Ne me pousse pas à bout, sinon tu pourrais le regretter…

Là, je ne pouvais plus faire marche arrière :

— On n’est pas marié, tu as raison. Alors, vas-y, amuse-toi. Moi, je vous regarderai. Peut-être que j’apprendrai des choses intéressantes.

On s’est regardé un moment, fixement. Aucun ne voulait rompre ni baisser les yeux. Elle m’a dit :

— Très bien, tu l’auras voulu.

Elle a fait demi-tour, elle est entrée dans le jardin, elle a poussé le type dans un coin, derrière un arbre, elle l’a allongé, et j’ai vu qu’elle lui baissait son pantalon, qu’elle dégageait son sexe. Elle s’est redressée pour enlever son chemisier et elle s’est penchée sur lui. Ni les grognements du type, ni les mouvements de sa tête, ne laissaient planer aucune équivoque : elle lui taillait une pipe, ce qu’elle faisait très bien d’ailleurs, j’en savais quelque chose.

J’étais hypnotisé. Pas excité, non, c’était autre chose. J’avais le sentiment que ce n’était pas possible, que je regardais une autre fille, pas elle. Et je ne pouvais pas bouger.
Le type devait être vraiment saoul, car ça n’a pas duré longtemps. Il a eu un grognement plus fort que les autres. Elle s’est levée, a remis son chemisier. Lui, il est resté là, couché, sans bouger, le sexe à l’air. Je ne sais pas si c’était l’alcool ou le plaisir, mais il était séché, inerte.

Elle avait toujours cette même lueur de défi dans le regard. On est reparti vers la voiture sans se dire un mot. Pour moi, notre histoire était finie. Dans la voiture, la tension était épaisse, palpable. J’avais envie de la baiser, comme une salope, pour lui montrer qu’elle n’était rien pour moi, rien qu’un corps. Elle m’a dit que je conduisais trop vite. J’ai freiné. Il y avait des chemins sur les côtés qui partaient dans la forêt. J’en ai pris un, à peine quelques mètres.

J’ai arrêté la voiture, suis descendu, ai fait le tour. J’ai ouvert sa portière. Elle est sortie d’elle-même. Elle savait ce qui allait se passer. Je l’ai retournée sur le capot. Je l’ai déshabillée entièrement, en restant derrière elle. Je ne voulais pas voir son visage. J’ai ouvert mon jean’s, et je l’ai prise comme ça, sans la moindre caresse. Je ne voulais pas lui donner du plaisir. Je voulais juste la prendre, violemment, sans un mot, sans la toucher. J’ai joui et je suis remonté dans la voiture.
Elle a ramassé ses affaires et m’a rejoint, toujours nue. Elle s’est rhabillée dans la voiture, pendant qu’on roulait.

Il n’y pas eu une seule parole de toute la route. Je l’ai ramenée en bas de l’appartement de ses parents. Elle est descendue et je suis rentré chez moi. Affaire pliée.

Le lendemain, c’est elle qui est venue vers moi sur la plage. Je dormais. J’ai entendu qu’elle m’appelait. Je l’ai regardée à travers mes lunettes de soleil. Elle avait l’air d’une ado prise en faute, avec ses petits seins qui pointaient. Elle n’était plus la rebelle, l’indocile, que j’avais toujours connue. Juste une ado. Elle n’osait pas me regarder. Elle m’a dit :

— Je suppose que c’est fini entre nous ?

Je n’ai pas répondu tout de suite. Pas parce que je voulais la faire souffrir. Parce que je ne pouvais pas lui répondre. Jamais je ne l’avais vue comme ça, désemparée, prête à pleurer. Elle attendait le verdict, comme une accusée face à son juge. J’ai réussi à articuler :

— Pas nécessairement.

Je ne pouvais rien lui dire de plus. Mon cerveau était figé.
Elle est tombée à genoux contre moi, et m’a pris la main. Elle a parlé très vite, sans s’arrêter :

— Je ne l’ai pas embrassé. Je n’aurais pas pu lui faire l’amour. C’était rien. Je t’en voulais. Pourquoi tu m’as laissé faire ? Tu crois que je couche facilement ? Je n’ai jamais fait l’amour comme avec toi. Pourquoi tu ne me dis jamais rien ? Je ne suis pour toi qu’un coup d’un été, c’est ça ? Tu vas retrouver ta copine à la rentrée ? Et moi, j’aurai l’air de quoi, vis-à-vis de mon frère, de mes copines ? Je suis bien obligée de me défendre, de faire comme toi. J’en peux plus de faire semblant, d’essayer de provoquer une réaction en toi. Tu es si loin. Ne me laisse pas. Sinon, je ferai des conneries encore plus grosses. J’ai besoin de toi. Je veux que tu sois là, longtemps.

Elle pleurait. Elle avait la tête penchée. Je voyais ses larmes tomber sur le sable. Moi, je ne pouvais toujours pas lui parler. Je l’ai prise par la main et je l’ai emmenée dans la mer. J’avais envie de fraîcheur, de pureté, de sel, pour laver ce qui s’était passé. Dans l’eau, elle se serrait contre moi. Je sentais ses seins durs, contre ma peau. Je l’ai embrassée, en essayant de ne pas penser à ce qu’elle avait fait pendant la nuit avec sa bouche. Sa langue avait le même goût que la veille. Elle avait peut-être raison : c’était rien.

Elle a voulu continuer à parler de ce type, m’a demandé pardon. Je l’ai arrêtée. Je lui ai dit que je ne voulais plus qu’on en parle, jamais. Quand on est remontés sur la plage, les gens autour de nous nous regardaient gentiment. J’ai réalisé qu’ils l’avaient vue pleurer, qu’ils croyaient à une querelle d’amoureux. Ils ne pouvaient pas savoir que c’était bien autre chose.

A partir de ce moment, notre relation est devenue plus grave. Quand on a fait l’amour, le soir, elle m’a demandée de la regarder au moment où elle allait jouir, et elle m’a dit qu’elle m’aimait. Il n’y avait plus de jeu entre nous, plus de faux détachement. On était devenu un couple, quelles que soient les circonstances qui avaient provoqué ce changement. J’ai appelé ma copine là où elle était en vacances avec ses parents, et je lui ai dit que c’était fini entre nous, que j’avais rencontré quelqu’un. Je ne pouvais pas attendre. Il fallait que je me comporte en adulte, puisque je vivais une histoire d’adultes, une histoire d’amour.

A la rentrée, nous avons commencé à vivre ensemble. Nous sommes restés quatre ans, avant que la vie ne nous sépare. Elle vit à Bordeaux aujourd’hui. Elle est mariée, a des enfants. Nous n’avons jamais reparlé de cette nuit, aux fêtes de Dax. Comme si c’était tabou, entre nous. J’aimerais la revoir, juste une fois. Pour lui dire qu’elle avait raison. Que ce qui s’était passé cette nuit-là, ce n’était rien. Mais qu’en revanche, ce qui s’était passé entre nous ensuite avait été très important pour moi.

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